Sokourov en roue libre. Staline, Hitler, Mussolini et Churchill, ainsi que leurs doubles multiples, se croisent au purgatoire… Images d'archives réanimées et sonorisées avec un mauvais goût absolu et… jubilatoire! Formidable voyage au "royaume des ombres" où les traces fantomatiques des grands hommes qui n'en sont pas au fond (Brecht) assument pleinement leur caractère de déchet filmique, que le deep fake vient encore trivialiser. Sokourov oscille entre deux figures proposées par Walter Benjamin : le chiffonnier qui récolte les résidus cinématographiques et le monteur surréaliste qui les juxtapose dans les plans-décors. Quelle idée géniale que de démultiplier chaque icone politique en autant de personnages, qui se donnent mutuellement du "frère" alors qu'ils ne sont plus que les différentes figures réifiées de leurs propres apparitions en costume de militaire d'opérette! Hilarant et désespéré en même temps. Là où Syberberg remettait soigneusement en scène les corps, les objets en mêlant projections frontales et dispositif théâtral, Sokourov plonge directement dans la poubelle des images pour en extraire ces figures supposément ou auto-proclamées comme mythiques, ré-exposées dans toute leur vulgarité, leur bêtise, leur bassesse, mais aussi leur tragique ridicule. De même pour le son : ici tout est remixé, pas complètement reconnaissable, comme pour refuser d'introduire dans la représentation la possibilité d'une rédemption par la dialectique, la dissociation-recomposition (démarche de Syberberg). La Marche funèbre de Siegfried, par exemple, est à la fois l'expression de l'aspiration d'un Hitler minable et geignard à sa propre sublimation en Artiste (toujours par adhésion métonymique – "mon" Wagner, épouser sa nièce) et celle de sa défaite (Crépuscule des Dieux, le héros Siegfried qui échoue, etc.) Chez Syberberg, il y avait encore la volonté, parallèlement à la réduction au pantin grotesque et grandiloquent, de maintenir un caractère flamboyant, diaboliquement séducteur dans la figuration du dictateur : ici ils sont tous mis à plat, interchangeables, éteints, banals. J'ai bien aimé que Churchill (le supposé vainqueur, le camp du Bien) soit associé aux Tyrans. |