Ce film va nous diviser je le sais. Je pense même que l'on va retrouver les mêmes lignes de partage entre nous qu'à propos d'autres cinéastes provocateurs que certains on pu trouver grossiers dans leur démarche critique. Mais, de mon côté, j'ai été estomaqué par (alors, comment formuler de manière bien ronflante le bonheur absolu que j'ai ressenti, voyons voir…) ce nouvel apport magistral au cinéma contemporain, quelque chose dans ce goût-là? |
J'avoue que mon a priori c'est que ça ressemble au merveilleux Chevalier, mais en version lourdingue. À voir... |
Oui c'est ça, enfin pas lourdingue mais grotesque, du moins pour une partie, nécessaire, de la démonstration. Mais on peut rester insensible au grotesque. |
La Palme d'or la plus regardable depuis bien longtemps. Néanmoins, ça reste une Palme d'or, donc, forcément, c'est de l'esbroufe qu'on essaie de nous vendre comme ce qui se fait de mieux en termes de cinéma contemporain. Oui pour le grotesque évoqué par Laurent, qui se "répand" dans toute la deuxième partie – la meilleure et la plus cohérente, à mon sens. Mais que vient servir ce grotesque? Du vide. Le film ne sait pas où et comment démarrer, ni où et comment se clore, ce qui pose des problèmes de sens, d'orientation, et fait du grotesque un pur effet de "style" sans conséquence réelle. On croit nous proposer une "critique" du capitalisme, mais qui n'en est pas une, précisément parce que le récit ne démarre nulle part et n'aboutit nulle part. On ne construit pas une critique véritable SPOILER en faisant "dialoguer" deux ivrognes à bord d'un yacht de luxe, à coups de citations piochées dans des blocs notes smartphoniques, pendant que la majorité des passagers se vident de leurs entrailles par tous les orifices possibles. Surtout si c'est pour faire SPOILER SPOILER exploser ledit yacht et annuler toute possibilité de faire voir un après sur ce bateau, un impact quelconque de ces discours sur la trajectoire des uns et des autres. La troisième partie n'offre elle aussi pas de véritable prolongement à ce qui se déroule sur le yacht – le renversement des rapports de forces n'en est pas un, c'est plutôt un jeu de substitution dans un système de hiérarchies qui demeure strictement identique, sans prise de conscience, donc sans critique là encore. |
"le récit ne démarre nulle part et n'aboutit nulle part" tout à fait, c'est pour cela que c'est formidable. Une œuvre "critique" doit-elle absolument relever d'un récit avec un début clairement identifié et doit-elle aboutir à une sanction explicite et définitive? Ne peut-elle pas choisir de montrer un processus d'emblée pourri (les mannequins au début) et qui le restera jusqu'au bout malgré les gesticulations? En effet, dans ce film, nulle rédemption possible, les événements n'ont aucune incidence sur le "système de hiérarchies [qui] demeure strictement identique", nous sommes bien d'accord! C'est exactement le propos du film d'affirmer que l'explosion – prédite par les marxistes – du système capitaliste tel qu'il se présente de nos jours et nous inclut tous ne suffira pas, du moins dans sa forme festive du yacht dynamité, dans la mesure où chaque parcelle du monde a été colonisée (pas d'île déserte possible): aucun "impact quelconque de ces discours sur la trajectoire des uns et des autres". Très belle idée. Il ne reste qu'à lutter, c'est la conclusion. Le refus de l'axiologie, c'est précisément l'une des définitions du grotesque (cf. Bakhtine) qui se caractérise par le fait d'être ouvert, sans orientation claire, sans début ni fin, progression ou détermination classique autre que son propre éclatement, ou excès, ou ouverture. Le "vide" (ou son inverse symétrique, l'accumulation infinie des richesses) en est l'essence même. Le fait même que les deux hommes de pouvoir se disputent à coups de slogans signale bien l'inanité d'une situation, qui n'a pas d'autre sort possible que sa propre explosion (en cela le film est plus marxiste que le capitaine qui ne l'est que sur un mode "fun"). J'y ai vu pour ma part une critique du devenir-slogan des idées et de leur inefficacité pour contrer l'explosion à venir. Je ne comprends pas bien ce passage : "sans prise de conscience, donc sans critique là encore". De quelle prise de conscience d'agit-il, celle des personnages ou la nôtre? Les personnages sont perdus dans le vide dès le début et le resteront, en effet; il est en effet difficile de nous identifier à eux (si tant est que ce processus soit le but de toute production de fiction, certains estimant même que cet héritage apollinien est devenu le signe emblématique d'un mode de pensée bourgeois-capitaliste, cf. Brecht), mais pas impossible : de mon côté, j'estime que leur sort misérable est en grande partie le nôtre. On a évidemment le droit de ne pas aimer qu'un film ne soit pas un récit véritable, sans personnages "prenant conscience" de leur sort et modifiant leur action en conséquence (sans "personnages" au sens classique, pourrait-on dire), mais de là à affirmer que ce sont ces critères-là (cette idée de ce que doit être un récit, de ce que doivent être des personnages) qui permettent de décréter dans l'absolu ce qu'est une perspective "critique", je ne suis pas du tout d'accord. Pour moi c'est exactement le contraire : la brutalité sans limite de ce film, son ancrage dans le grotesque, et sa conclusion désespérée, irrésolue, sont bien le fondement le plus solide possible de sa dimension critique. Je serais prêt à discuter des limites de son caractère spectaculaire, de son côté "entertaining", par contre… |