Film: The Irishman

Laurent (VU) a dit:
Profitant d'un séjour-éclair à Lausanne, je saisis l'occasion de voir ce film en salle (bien que l'ayant en fichier comme tous les Netflix)…

Étrange discontinuité, dont je n'arrive pas à savoir si elle profite au film ou non, à deux niveaux :

- l'hybridité numérique des acteurs, dans la première partie du moins, et surtout pour De Niro : il y a quelque chose de profondément artificiel dans son expressivité, et dans le décalage entre ce lifting digital et un corps de vieux, voûté.

- le rapport entre grande et petite histoire, formidable pour Hoffa, vraiment bizarre relativement aux Kennedy et aux actions d'une élite mafieuse qu'on ne verra jamais et qui ne nous est accessible que par le biais de l'écho que nous en donne l'un de leurs intermédiaires, incarné par Joe Pesci.

Mais cette étrangeté permanente apporte paradoxalement une singularité au film, qui se laisse regarder avec un immense plaisir, d'abord comme un divertissement conçu par une bande de vieillards malicieux (qui devient de plus en plus touchant au fil de leur prise d'âge), puis comme une tragi-comédie dès l'entrée en scène de Pacino-Hoffa, qui est, on le comprend peu à peu, son centre de gravitation réel puisque le personnage principal de l'Irlandais, notre héros, n'est au fond qu'une figure secondaire de cette histoire (quoique… vous verrez!).

J'ai été profondément marqué par la performance d'Al Pacino, phénoménal, reléguant De Niro à une fonction de clown blanc, ce qui correspond bien au rôle de ce dernier, en retrait, dans la diégèse.




Laurent (VU) a dit:
Sinon, je me dis que c'est une grande année pour les grotti-narratologues!

Les quatre derniers films que j'ai vus partent en effet tous d'un événement réel traumatique, et brodent autour. Mais à partir de là, les techniques de digression/focalisation divergent :

- le héros victime principale auquel on s'identifie et au travers duquel on vit un périple difficile : version mono-focale – oui je sais j'aurais dû relire Figures III mais merde quoi je ne me souviens plus du tout du terme exact – (Adults in the Room); version bi-focale (mais pas biplex car pas d'opposition entre deux mondes ah ah aaaaah) (Le Mans 66). Mais dans l'un et l'autre, la trahison du premier ministre Tsipras et la vilaine fin de course au Mans sont bien les points d'aboutissement/départ du récit.

- le héros témoin des événements, un peu acteur (ahem), mais qui n'est pas la victime de l'événement traumatique, une vision semi-périphérique sur tout ce qui arrive (The Irishman). Là aussi trahison, d'ailleurs.

- des héros (encore du bi-focal masculin pas bi-plex, c'est la mode!) fictionnels dont la trajectoire vient croiser un abominable massacre réel (Sharon Tate et ses amis) (le biopic fairy-tale Once Upon A Time in Hollywood).
Non seulement "croiser", mais "influer sur" : c'est l'idée troublante de la fin de ce dernier Tarantino, conclusion assez bouleversante de douceur et de rédemption suite au déferlement de brutalité – non, pas vraiment rédemption, plutôt idée de relecture vengeresse telle que peut la comprendre un post-adolescent cinéphile qui se sait adorateur de violence – c'est l'avantage de ce film, d'ailleurs, sur un Joker qui, malgré sa profondeur dans la représentation, se révèle bien plus décalé vis-à-vis du monde situé hors de la salle). Ce "Once Upon A Time", meilleur Tarantino depuis Inglorious Bastards, me fascine d'ailleurs par la manière dont il explore constamment la frontière entre monde fictionnel et images de la "réalité", cf. le statut étrange des scènes de tournage, ou celui de la vision par Tate/Robbie d'un film avec la vraie Tate). C'est d'ailleurs ce qui manque un peu à cet Irishman (on peut effectivement placer Scorsese et Tarantino dans une certaine généalogie, l'un étant en quelque sorte le grand frère, voire le père cultivé et respectueux de l'histoire, certes, mais qui au fond a jeté les bases d'un certain rapport "jouissif" à la violence – c'est, on va dire, l'aspect "Joe Pesci" de Scorsese – que développera pour sa part le grand dadais doué…

Autre point commun à explorer : l'image du vieux mafieux, en comparant cette fois Irishman et Traditore. Pas si éloigné, au fond, malgré les trajectoires narratives opposées (celui qui parle vs celui qui la fermera jusqu'au bout) : deux "soldats" qui offrent une vue de biais tout en étant impliqué jusqu'au coup et qui sont l'un comme l'autre gagnés par un souci de rédemption, mais sans aller jusqu'à assumer leur culpabilité. On en reparlera.


Jean-Luc () a dit:
2,5 Des longueurs, des passages peut-être trop attendus dans le genre scorsesien, les problèmes numériques soulevés par Laurent, vraiment gênants dans la première heure. Je pousse à trois étoiles pour Pacino, il électrise littéralement chaque scène dans laquelle il apparaît, jusqu'à rendre un peu fades celles dans lesquelles il n'est pas. Son Hoffa est le coeur tragique du film.


Robert () a dit:
oui Pacino bien sûr qui mérite plusieurs étoiles à lui tout seul...mais sinon ?

près de 50ans après Mean Steets n'arrive-t-on pas à sortir de cette représentation tellement usée du crime organisé ?

tellement ironique cet article de Scorcese sur l'aspect formulatique des films de super-héros et du cinéma hollywoodien em général quand on pense à ce qu'il fait ici...

un film mortifère qui "me donne quelques soucis" par rapport à l'état de son cinéma...




Frederico () a dit:
Il y a quand même un truc un peu cave. Le Frank Sheeran du film est un apache qui clamse sans moucharder alors que le véritable Frank Sheeran a jacté dans toutes les esgourdes qu'il a pu trouver avant de canner. Un journaleux en a d'ailleurs fait le bouquin qui est à la base du film ! C'est clair que le mec était un indien, mais les bobards pour la frime ça le connaissait et les flics sont d'avis que ses jacassages c'était du pipeau. Au lieu de l’ambiguïté, Scorcese choisi l'histoire qui lui plaît.


Laurent (VU) a dit:
J'allais surenchérir sur la conclusion de Fred en défendant Scorsese via la citation de la "classic line" de "Liberty Valance" (le choix de "Print the Legend"), et en vérifiant pour ne pas me gourer, je tombe sur ce super article qui… la remet bien en perspective :

https://sevencircumstances.com/2018/06/15/the-mystery-of-the-misquoted-quote-from-the-man-who-shot-liberty-valance/