Film: Ne croyez surtout pas que je hurle

Laurent () a dit:
Très attendu, et vanté depuis sa sortie, ce film peut effectivement impressionner par son travail de montage: toutes les images sont tirées des 400 films que le narrateur a visionnés entre avril et octobre 2016, et le son est uniquement constitué de son texte off, qui fait la chronique de son quotidien à peu près dans les mêmes années récentes.

Le protagoniste, un quadragénaire sortant d'un échec amoureux, est reclus dans un petit village d'Alsace, près de sa mère, et passe tout son temps à regarder les films qu'il a amassés autour de lui depuis des années et/ou qu'il télécharge frénétiquement. Sa seule activité, outre quelques balades en forêt ou tri/envoi de sa collection qu'il a décidé de vendre en ligne, avec ses milliers de disques et de livres. Il évoque ce quotidien en parallèle de la situation politique (les attentats, Nuit debout, les migrants, etc.)

Malgré quelques passages brillants, et le statut emblématique du personnage pour "notre génération", j'ai été progressivement lassé non pas par la narration, qui se révèle assez agréable à suivre, jalonnée par les échos poétiques que suscite le dialogue texte/image – il ne s'agit que de plans de corps de dos, fragmentés, d'animaux, d'objets, de paysages, aucune vedette reconnaissable à l'écran), mais par le fond politique.

En effet, le point de vue est a priori celui d'un individu provocateur et sans concession, puisque hostile à tout : d'une part aux valeurs traditionnelles (très dur sur la famille, les Alsaciens attachés à leur région, leur patrimoine, sur l'étroitesse des ruraux – en vrai bobo urbain, seule lui plaît la "vraie" nature, pas celle où vivent les péquenots); d'autre part à la société moderne contemporaine (il fustige le pouvoir du capital, revendique un mode de vie en marge, se gausse méchamment des start-upers, des supporteurs de l'Euro de football aliénés, etc.) Pas de problème, pourquoi pas? Sauf qu'à de rares exceptions, jamais ce narrateur ne remet en question la contradiction qu'il incarne parfaitement : ultra-individualiste, gay narcissique, fervent consumériste "culturel" et utilisateur des réseaux sociaux, etc. : il est lui-même un représentant éminent, un collaborateur de cette "société du spectacle" qui le répugne (dans l'un des rares moments de lucidité sur ce plan, il rappelle qu'il est essentiellement un "spectateur"). Par ailleurs, loin de se concentrer sur les élites manipulatrices, sa critique sociale est innervée par le profond dégoût que lui inspire le "peuple" qui pue et se masse sur les places publiques, qu'il s'agisse des fans de sport à Paris ou du petit marché aux puces de son village.

En cela, il illustre parfaitement le discours d'une catégorie sociale bourgeoise qui refuse d'admettre sa participation, même passive, au problème qu'elle ne cesse de dénoncer via sa posture d'indignation. Il aurait vraiment fallu que Beauvais incorpore cette dimension pour donner une plus grande profondeur à son discours.