Film: Joker

Laurent (VU) a dit:
Evidemment on pourrait dire qu'un tel film, malgré sa puissance proprement phénoménale, repose sur une belle hypocrisie, car, pour être vraiment pertinent, il aurait fallu que le réalisateur, montant sur scène après la standing ovation reçue au Festival de Venise (je la comprends d'ailleurs complètement, puisque pour ma part je suis resté tétanisé dans la salle, et suis sorti tremblant et hagard, me demandant comment un miracle pareil pouvait advenir encore, dans le cinéma hollywoodien d'aujourd'hui), éclatât lui-même de rire, balançât une grenade dans la salle et se tirât dans la foulée une balle dans la tête.
Malheureusement, il n'en a rien été, et cette pure merveille cinématographique – dont on a l'impression qu'elle intègre à la pseudo-saga DC des éléments de l'un de ses plus importants produits dérivés, James Holmes, le tueur d'Aurora – recevra tous les honneurs et la légitimation mérités, tels qu'Oscars, etc.

Nous parlerons évidemment de ce film, mais allez déjà le voir.

De mon côté, j'écoute déjà en boucle la crépusculaire musique post-Sicario signée (évidemment) par Hildur Ingveldardóttir Guðnadóttir, en rêvant d'une version, un jour, de ce Joker en ciné-concert. Dommage que Frank Sinatra ne puisse pas être de la partie.






Charles-Antoine () a dit:
3,5: j'ai aussi été complètement subjugué, pour les mêmes raisons que Lolo: miracle d'un film doté d'une telle facture, d'une telle gravité, assorti d'une telle maîtrise... Mais c'est aussi un film compliqué sur le plan discursif, très riche et qui soulève beaucoup de questions je trouve.

Mais comme disait Laurent, allez déjà le voir, on pourra en parler ensuite.

Deux points rapides:

- Je l'ai vu hier soir, dimanche, 20h50, salle 1, au Flon, en vo donc: la salle était COMPLETE, avec la file devant pour attendre. La dernière fois que ça m'est arrivé (énorme succès surprise avec salle comble le dimanche soir), c'était Deadpool, film au ton certes très différent et de loin pas aussi réussi, mais qui n'était pas sans proser des problèmes analogues, tout en attirant, en plus, le même public.

- Si vous voulez un état du débat US sur le film: https://variety.com/2019/film/news/joker-critic-debate-joaquin-phoenix-todd-phillips-1203359213/

L'échange, qui ne se poserait probablement pas dans ces termes ici, est pour moi aussi révélateur de l'état et des présupposés de la critique aux Etats-Unis que les problèmes que charrie le film.


Vincent () a dit:
3.5 itou.

Le rythme, les parallélismes entre séquences, la beauté de certaines de ces séquences, la lente mise en place des éléments du drame, la performance de Phoenix, l'absence de "tarantinerie", les choix formels aux antipodes des "films de super-héros", la musique... Tout concourt à faire de ce film un objet fascinant.

Deux points m'ont embêté, et notamment une forme de manichéisme qui amenuise quelque peu le discours politique que ce film cherche (apparemment) à tenir. Et puis la volonté de souder ce récit à cet autre récit archiconnu, celui des origines de Batman. Autant la présence de Thomas Wayne est nécessaire et plutôt bien intégrée – elle sert ledit discours politique –, autant SPOILER SPOILER il me semble que la scène du meurtre des parents de Bruce aurait pu être éliminée. Même si, bien entendu, elle permet de tisser un parallèle entre deux douleurs et entre les destinées héroïques que celles-ci mettent en place, ce qui invite dès lors à questionner la figure du héros.

Ainsi, je retrouve pour ma part dans ce film une ambition similaire à celle du tandem Moore/Gibbons dans "Watchmen" – il y a du Rorschach dans cet Arthur Fleck/Joker –, où cette figure du héros est éclairée au prisme des rapports sociaux de domination, d'un ordre bourgeois qu'il s'agit de maintenir, au mépris de toutes les marges qui, pourtant, existent et s'épuisent dans une quête de reconnaissance d'un droit à l'existence. La belle idée est aussi ici de traiter du rire, du comique, avec une interrogation similaire sur la fonction du rire: le comique qui "fonctionne" dans le film, qui fait rire les spectateurs intradiégétiques n'a pas du tout pour vertu d'exercer sa raison critique (alors que c'est ce que l'on pourrait espérer, ce que la tradition comique prétend depuis... allez, depuis Plaute), mais uniquement de confirmer une vision stéréotypée et bourgeoise du monde... "That's life", souriez et arrêtez de vous plaindre. L'humour décapant de Fleck, désespéré et absurde, poussant véritablement à la réflexion, ne peut pas être entendu dans un monde tel que celui-ci.

Echos d'Adorno, de Horkheimer, de Kracauer... Ça doit être un des films les plus "Ecole de Francfort" que l'industrie cinématographique ait produit. Hélas, comme tu le soulignes Laurent, il est déjà "récupéré" par ce même univers figé bourgeois dont il tend à faire la critique.


Frederico () a dit:
J'ai de la peine à faire un lien entre le film et vos commentaires. Jolie facture retro, ton bien tenu, bonne performance de Phoenix (même si je trouve toujours quelque chose de dérangeant quand un acteur met son corps et sa santé en jeu pour un rôle - après on est en 2019, il est peut-être émacié à coups d'effets spéciaux digitaux!), chouette emploi de la musique, quelques séquencettes pas mal (Fleck travaillant son entrée en scène dans le talk show ou les pas ensanglantés...), mais... c'est quand même pas bouleversant.

Pour moi, le problème principal du film, c'est qu'il prend un univers caricatural de comics sans raconter une histoire qui aurait la puissance fabulesque d'une genèse de super-vilain. Cette histoire ne marche pas dans un univers si caricatural ou, à l'inverse, l'univers est trop caricatural pour cette histoire.


Laurent (VU) a dit:
Complètement d'accord : c'est exactement ce qui coince dans le film : le fait de devoir répondre à un cahier des charges devenu, de nos jours, sans grand intérêt : participer de l'univers des comics, donc à l'histoire du Joker. Moi aussi j'ai trouvé que cela ne marchait pas du tout, et j'ai d'abord pensé que j'avais apprécié ce film parce que j'avais réussi à faire abstraction de cette dimension "mythologie DC", à laquelle, d'ailleurs, le film n'accorde que très peu de place.

Mais en réalité, j'ai aimé précisément en raison de cet échec : le hiatus évident qui apparaît entre le film tel qu'il est et l'univers DC dans lequel il est censé s'inscrire sans jamais y parvenir est exactement à l'image du décalage qui définit la réalité même de ce qu'il parvient à évoquer plus profondément, plus ou moins consciemment, c'est-à-dire la misère absolue de ces êtres comme James Holmes qui trouvent leur rédemption dans la violence suicidaire, le terrorisme, le shooting de masse. C'est pour cela qu'il plaît tant au public d'ailleurs, qui y reconnaît sans le formuler explicitement les pulsions de mort et de destruction épiques de ceux qui sont menés en bateau par l'industrie culturelle tout en s'en gavant à longueur de journée.

Pour moi c'est cet échec évident qui en fait une œuvre importante. Ce mauvais film de super-villain n'arrive pas pour autant à s'extraire complètement de cette mission à la con qu'on lui a confiée, une solution de continuité qui devient peu à peu son sujet : le héros-loser se déniaise graduellement des mythologies qu'on lui impose – celle, mélodramatique, du bon père capitaliste qui reconnaît ses enfants méritants comme celle d'un spectacle – déjà plus tragique, nulle catharsis possible, dès le départ – disons, carnavalesque-grotesque, archaïque et enfantin; ne lui reste que l'adoption de la radicalité négative de tout cela : caricature de la réussite individuelle (l'assassin désespéré) et caricature de la grande fête libératrice populaire (la meute qui manifeste et détruit tout sur son passage). Bref, il est devenu James Holmes. Et, là, se repose le problème par lequel je commence mon commentaire plus haut.


Robert () a dit:
Pas vraiment d'accord avec vous sur cette question mythologique.

L'univers de Batman est quand même bien plus polyforme et polysémique que le reste de l'univers DC, et on peut donc le mettre un peu à toutes les sauces sans que cela me gène.

Plus qu'un "super-villain", le Joker est avant tout l'archétype du clown triste qui devient maléfique.

Une autre issue du film, sans doute encore plus forte et désespérée, aurait été, à la manière de King of Comedy, une homme enfermé dans ses rêves de célébrité et ignoré de tous malgré ses actes criminels.


Laurent (VU) a dit:
Question d'érudition, probablement.

Moi je n'ai pas vraiment celle des comics après les années 1950 (malgré ma connaissance de deux-trois trucs auteuristes comme les Alan Moore, Frank Miller – donc aussi, forcément, leurs visions particulières de l'univers Batman –, etc. et aussi mon fanatisme absolu pour les Conan Marvel – mes économies sont d'ailleurs en train de passer dans les "omnibus" luxueux en cours de publication et qui viennent répondre aux abominables rééditions recolorisées dégueu sorties chez Dark Horse (dont j'ai beaucoup apprécié, d'ailleurs, les débuts dans la franchise, notamment leur revisite efficace des nouvelles originales de Howard, avant de sombrer dans le quelconque), sans parler de l'appareil critique qui abonde dans ces "omnibus", avec reprises du courrier des lecteurs, des articles associés et autres "sources" – variantes des couvertures, documents de censure, etc.) Bref revenons au sujet.
Donc n'ayant pas cette érudition "Batman", pour moi, le Joker ne peut pas être "avant tout" autre chose qu'un "super-villain". On devrait pouvoir dire qu'il reste aussi un "super-villain" au moins autant qu'on peut le percevoir comme un "archétype" au sens anthropologique.

Mais je crois que je réagis là moins par rapport à la remarque judicieuse de Robert que vis-à-vis du débat plus général sur les liens entre toute cette culture de masse et l'imaginaire mythologique dont elle se réclame. Il ne se passe pas une journée sans que je doive rappeler – à des collègues, des étudiant-e-s, etc. – que les personnages Star Wars, Lord of the Rings, Marvel, etc. ne sont pas que des reprises de grandes figures mythologiques et des manifestations en phase avec un certain esprit "populaire" mais AUSSI des produits de l'ingénierie artistique qui domine dans les industries culturelles. On en là, le monde à l'envers.


Robert () a dit:
Ah Conan...moi c'est surtout la première phase Barry Smith que j'adore, mais Buscema c'est génial aussi.
A part ça, je vais me débarrasser de toute une partie de ma collection de BD donc avis aux amateurs !

Pour revenir au film, mon commentaire sur le clown était lié spécifiquement à celui-ci, pas en général.

Le Joker est à la base un maître criminel violent raccord avec l'origine pulp de Batman. Au début tout cela n'a de "super-héros" que le nom et on est clairement plus dans le registre policier et horrifique (Detective Comics porte bien son nom)

Malgré l'inspiration revendiquée de l'Homme qui rit par les créateurs du Joker, Finger et Robinson, l'idée du clown n'est pas alors développée et il y a d'ailleurs un épisode des années 40 assez intéressant dans lequel le Joker se déguise en clown pour commettre des crimes incognito.

Après une première période noire, le Joker devient un super-vilain clown de plus en plus grotesque et inoffensif pendant plus de deux décennies, avant de retrouver l'aspect noir des début avec Neal Adams &co, mais ça n'est qu'avec Moore que l'idée de l'origine du comique raté est vraiment développée.

Pour moi le film fait un pas de plus et réussi à s'abstraire du contexte des comics pour virer à l'exploration psychologique et au drame social. La performance de Phoenix me renvoie en fait plus à Bruce Nauman qu'à l'univers DC :https://www.youtube.com/watch?v=DDoMei4pXjk