Idée de génie que de ne pas aborder cette période de l'histoire du rock (début eighties) en Union soviétique sous l'angle du politique (ou du moins d'une certaine approche attendue de celle-ci : la rébellion de la jeunesse contre le système) tout cela – que privilégie la bande-annonce, dont la cadence enlevée se révèle bien peu représentative, par ailleurs, du rythme élégiaque du film – passe fort heureusement au second plan, et c'est très bien (puisque le rock, comme le jazz, la variété pop, etc. c'est fondamentalement la musique de l'Occident capitaliste…) Insister sur cette dimension contestataire de l'ordre soviétique, ce serait dès lors militer pour la substitution d'une idéologie par une autre. Non, le film choisit de faire le portrait d'une bande, en adoptant une forme de déambulation (vues en noir et blanc ne cessant de circulant, de l'arrière cour d'une salle de spectacle à ses diverses pièces, jusqu'à la scène et le public ; une fête en bord de mer; des appartements où ont lieu les discussions passionnées sur les LPs importés, et les concerts privés; la traversée d'une ville en bus pour aller apporter un café à un ami, etc.) qui nous transporte véritablement au cœur de cette pulsion de créativité paradoxale caractéristique d'une génération no future (qu'incarne bien Viktor et sa résistance à toute étiquette ou discursivité, revendiquant son troublant quasi-infantilisme). Les figures des deux musiciens (le film est aussi un biopic de deux artistes réels de la scène musicale de ces années-là) sont bouleversantes, entre le "vieux" – trentenaire aux faux airs de Cimino, derrière ses lunettes de pilote – généreux, passeur, adepte d'un blues-rock toléré dans un cadre contrôlé (extraordinaire reconstitution des concerts dans le club autorisé) et le "jeune", plus indiscipliné et provocateur, qui opère avec son groupe "Kino" un basculement vers le "nouveau romantisme" postpunk. Mais le tout saisi comme dans un film de la Nouvelle vague de l'Est ou du Nord des années 1960, parvenant formidablement à transmettre une certaine idée de la jeunesse, entre posture hippie en bout de course et dandysme au seuil de son inévitable récupération commerciale. Il y a aussi les extraordinaires "numéros" de "comédie musicale", autour de merveilleux classiques d'Iggy Pop, Talking Heads et ali., dont je ne vous parle pas, pour ne pas vous gâcher le plaisir. Je me borne à signaler la présence, dans le formidable cast de l'entourage des deux musiciens (une dizaine de personnages secondaires attachants, emmenés par l'éblouissante fille-pivot), d'Alexander Kuznetsov, dont le regard halluciné faisait déjà merveille dans Skif (il y joue un acrobate combattant complètement barré, et était le seul acteur à afficher un peu de charisme). Là il incarne le ludion new wave aux petites lunettes(Sceptic) qui prend en charge une fonction énonciative particulière, s'adressant à nous dans les passages liminaux entre segments narratifs et "numéros". Surtout, ce qui me trouble le plus, c'est que j'aie été autant bouleversé par ce film singulier et son extraordinaire pouvoir nostalgique, alors même que la musique que jouent ces personnes ne me touche pas tant que cela (quoique, la géniale petite rengaine minimalisto-foutage de gueule des Kino "Tu étais alors un beatnik"…). Je n'ose imaginer ce qu'un authentique fan de rock pourra alors ressentir. |
Rattrapé à la Cinémathèque Suisse en 2025. |