Luca Guadagnino persiste dans l'exploration formelle, sur un terrain que se refusent étonnamment à arpenter les autres "grands noms" du cinéma contemporain (tous plus ou moins affiliés à l'esthétique réaliste en captation improvisée, d'Arnold à Von Trier, en passant par Kechiche, et même le zombie de Malick). Luca G., lui, c'est un travail me semble-t-il rigoureux (ou courageux dans l'ingéniosité) sur l'analyse de l'espace, qu'on découvre toujours pas à pas, soit via des montages cut aux angles surprenants, soit en plan-séquence (notamment une scène de petit déjeuner à tomber à la renverse, parmi des dizaines toutes plus originales les unes que les autres). Je ne pensais pas qu'on pouvait, en 2018, autant apporter à la "grammaire" du cinéma. De cette même quête de renouvellement ou, du moins, de singularité se rattache aussi tout un travail sur les voix détachées, sur le jeu, sur les montages alternés, etc. sans parler du cadre, ce Berlin fin seventies blafard parfaitement exploité en tant que monde en déliquescence d'où peut surgir l'hésitation fantastique. En somme, un film qui nous cloue souvent littéralement sur notre siège si l'on est sensible à ces choses-là. Maintenant, qu'est-ce que ça raconte et, surtout, que veut dire tout ce travail sur le temps, l'espace, les corps, etc.? L'idée de génie, relativement au film d'Argento dont il s'agit d'un remake (prenant la même histoire mais l'observant sous un tout autre angle – concept passionnant en soi), c'est de faire de la danse (qui restait du pur décorum chez Argento, celui-ci fantasmant simplement sur l'idée du pensionnat de jeunes filles, pas vraiment sur l'école de ballet) le centre absolu du film. C'est en effet de la danse que part toute l'énergie maléfique qui circule dans l'immeuble berlinois. Car c'est bien d'énergie qu'il s'agit : fluides, sécrétions, ondes; et de sa circulation que vient matérialiser un montage lui-même en transe rythmique. Certes, il y a du spectacle, mais beaucoup moins que le fabuleux show son et lumière d'Argento-Goblin. Outre une HALLUCINANTE scène de danse qui en jette à mort (le premier solo de l'héroïne en montage alterné avec… vous verrez), c'est à un niveau autre que celui du spectaculaire que se diffuse l'énergie chorégraphique d'un film qui tente d'évoquer la question du magnétisme et de l'envoûtement en passant précisément par une forme qui soit à la hauteur du problème. Alors, quelle conclusion, quel plaisir, quelle émotion peut-on retirer d'un tel film? Je le redis, j'ai eu régulièrement le souffle coupé devant tout cette inventivité, cette technique de haut vol, et – il ne faut pas l'oublier – un cast monstrueux, dont la constante connexion super-saphique atteint souvent des sommets. Tilda Swinton, impériale en Madame Blanc, entraînant dans son sillage les gamines dociles et brillantes (Dakota Johnson Mia Goth…) comme les vieilles toquées – toutes vétéranes du cinéma européen des années 1970-1980 comme Ingrid Caven ou Renée Soutendijk). La revisite de l'Ausdrückstanz en mode sorcière (allusion, peut-être, à Mary Wigman – puis à ses émules féministes des années 70) a pas mal d'allure, d'ailleurs. Alors, c'est 4 étoiles? Difficile à dire… en même temps, n'y a-t-il pas quelque chose qui empêche le film d'atteindre la plénitude? La présence du contexte socio-politique (Berlin 1977, Bande à Baader et terrorisme, Mur – aussi l'histoire de la femme du psychanalyste, qui renvoie à la deuxième GM, à la culpabilité niée ensuite par le peuple allemand – cf. "l'incapacité du deuil" forgé par les psy Mitscherlich, et à laquelle fait allusion l'ultime dialogue) renforce admirablement l'impression d'un monde en décrépitude, travaillé par la honte et le refoulement, mais paraît bien détaché des enjeux de l'histoire de sorcières (on entrevoit, bien sûr, une "réflexion" sur la manipulation, le pouvoir mal exercé, etc. mais sans que jamais de tels liens puissent vraiment s'établir au-delà des effets de surface propres à une ambiance certes glauque mais design néo-seventies). Surtout, la folie qui innerve le film reste d'une certaine manière très contenue, comme enfermée dans son propre brio technique (contrairement à Call Me By Your Name où le côté dingo et l'émotion amoureuse finissait par s'emparer véritablement de tous les aspects du film… et nous avec!). Le basculement dans le grotesque surnaturel, à la fin, comme chez Von Trier (les deux films, pourtant aux antipodes formelles et narratives entretiennent des points communs, notamment dans la monstration de la violence - les corps disloqués, recomposés artistiquement en portes vers l'enfer) n'aide évidemment pas non plus à ce que nous sortions nous-mêmes en transe d'une telle expérience. Tout cela m'apparaît encore comme très mécanique, à l'instar de la musique sans grand relief de Thom Yorke (il y a encore du boulot pour égaler Greenwood, mais ce ne doit pas être l'ambition) et de ce que dégagent des personnages au fond bien peu émouvants (malgré plusieurs moments ultimes comme les scènes au restaurant – puissant échange magnétique de regards entre Swinton et Johnson, où l'on sent l'inversion des rapports de force). Bon je dois encore y repenser. On verra. Et ce film n'est visiblement que la première pierre de tout un univers fictionnel (il y a un petit plan post-générique, si si!) |
J'écoute la musique, hors du film. Pas mal quand même, j'avoue, cette manière de faire circuler, sous forme d'échos réverbérés, des fragments de styles divers (pop, musique concrète, rock psychédélique, carillons répétitifs à la Goblin, etc.) Je considère même de plus en plus l'acquisition du vinyle!!! |