Longtemps, pendant la vision de ce film, je me suis extasié devant ce tableau, d'une beauté sinistre et effrayante, figurant diverses facettes de l'errance humaine dans l'après-guerre : traumatisme post-Dachau, paranoïa néo-concentrationnaire, triomphe du bullshit psychanalytique, tout cela remixé en nouvelle expérience de la barbarie à Skull Island. Au fil de ces éblouissantes, vraiment immémoriales scènes d'exposition en sombres sirènes, martèlements puis dissonances Adams-Penderecki-Schnittke, Scorsese avançait en conquérant sur les terres de Lynch et de Kubrick, qu'il surpassait résolument en historicisant leurs visions poétiques. Après Gangs of New York et Aviator, la fresque psycho-historique semblait donc bien se poursuivre, mais déplacée désormais dans l'espace à la fois infini (plan mental - immensité de l'inconscient) et restreint (plan physique - le huis-clos) de l'imaginaire, celui d'un XXe siècle orienté, au-delà de la destruction absolue du monde extérieur, vers des formes plus virtuelles d'aliénation ou de contrôle. SPOILER SPOILER SPOILER!!!!!! Impossible, alors, de ne pas regretter, ô combien amèrement vu la force de cette mise en place fulgurante, le tour que prend progressivement cette nouvelle pièce maîtresse (disons, après le refuge dans la crypte…), qui s'apparente au final à un énième machin à twist pro-psy façon polar-geek à la Fincher, Singer et autres Shyamalan. Adieu Lynch, adieu Kubrick: la rencontre-révélation avec le Maître du jeu, douche froide, nous ramène dans le bien triste giron narrativo-ludique du nanar à tiroirs hollywoodien contemporain: Usual Suspects, The Game, The Box…. Porte de sortie pour la Raison vis-à-vis de ce que celle-ci désigne comme la folie: on connaît le truc depuis le récit-cadre de Caligari (les producteurs de 1920 sont-ils devenus les cinéastes de 2010?). Vision extérieure de l'humanité à la clé : quel écœurant échange de coups d'œil entre psychiatres à la fin, qui nous fait décrocher de la focalisation interne et adopter, à notre corps défendant, le point de vue de la norme. Même si le héros demeure irrécupérable, il n'est pourtant plus du tout énigmatique, puisque compris, rationalisé, expliqué. On pourrait me rétorquer que la fin d'Aviator est la même, mais il me semble qu'on restait alors dans le trauma du héros, avec lui jusqu'au bout. A voir. Marrant de voir ce film juste après le Polanski: un pauvre type qui se retrouve coincé sur une île, en proie à la manipulation… sauf que la paranoïa, chez Polanski, est bien réelle : la folie représente bien la logique fondatrice du monde moderne. |
BAM! BAM! BAM! BAM! BAM! BAM! BAM! Mon-stru-eux!!! Si Penderecki avait déjà été utilisé, à donf, chez Kubrick et chez Lynch (tiens donc?), jamais sa massive Passacaille de la 3e symphonie n'avait été repérée par un cinéaste! Assez fou quand on y pense… |
Et ça sera, en ce qui me concerne, le dernier post sur grottino2010, tant qu'une majorité, même minimale, de ses membres n'aura pas vu, disons, 8 films (4 par mois, ça ne paraît pas insurmontable, tout de même!) sortis cette année! Histoire de dialoguer un minimum… |
Ben moi je dis, tant que tu n'as pas vu "I love you, Philip Morris", à quoi ça sert de discuter, non mais des fois, hein? |
Spoiler, spoiler and spoiler again! Euuuh, hormis ces affaires de quotas, j'aimerais vraiment avoir plus de temps pour discuter de la lecture très intéressante que tu proposes, Lolo, mais c'est malheureusement impossible pour l'instant. Toutefois, en attendant une discussion live que j'appelle de mes voeux, je sors d'une rencontre où deux personnes m'ont soutenu dur comme fer qu'il était rendu évident par le film à la fin que le personnage de DiCaprio feint en réalité le retour à la folie, dans une forme de renvoi à une posture façon Die Physiker, de Dürrenmatt. Ce qui impliquerait que le film s'attacherait alors moins à entériner le discours mainstream que tu décris qu'à adopter la posture (foucaldienne) d'une mise en perspective critique d'une raison qui cherche à réduire la folie à la déraison... Mais je dois avouer que je n'ai plus du tout la séquence en tête et que cette subtilité a pu me passer complètement sous le nez. Qu'en est-il à ton avis? Triomphe de la conformation normative ou les fous ne sont pas celui ou ceux qu'on croit? Luluc, un souvenir de ton côté?!? |
Un rapide survol des réactions sur le web semblent suggérer que je suis passé à côté du fait que Dicaprio est parfaitement sain d'esprit à la fin mais simplement qu'il préfère mourir en homme bien plutôt que vivre comme un monstre ("would you rather live like a monster or die a good man"). Ce qui évidemment ne résout pas le problème, puisque que c'est alors à une double impuissance des sciences qu'on est confronté. |
Toute cette discussion autour de la petite phrase est très secondaire. Certes, il est assez évident qu'à la fin, Caprio simule le retour à la «folie» (cf petite phrase citée ci-dessus…), et que son imminente lobotomisation s'assimile donc à un suicide (scène similaire dans Vincere, d'ailleurs… sauf que chez Bellochio, le film donne raison à l'obstination de l'héroïne puisque c'est le monde qui l'entoure qui se trompe; ici Caprio s'est bel et bien vu «ouvrir les yeux»). Mais cet énième twist ne change rien à ce qui me dérange, puisqu'il ne fait que confirmer le tournant gimmick-puéril du récit (que confirme la discussion stérile que nous avons justement en ce moment, le genre de discussion-interprétation autour du double sens d'une petite phrase, jeu de pistes fétichiste à deux balles qui monte en épingle un détail, bref tout ce qui mine les fondations mêmes du cinéma narratif depuis quelques années, en le “narratologisant”), tournant fatal engagé lors de la séquence de révélation au sommet du phare. Alors que toute la beauté et la force du film réside justement dans toutes ces merveilleuses visions qui précèdent, dans le fait qu'on colle à la perception du héros. J'aurais préféré qu'on reste avec lui, dans la visualisation directe de ses pensées, dans sa soi-disante «folie», sans explications extérieures, sans que tout ceci soit présenté, après coup, comme le fruit d'une pensée souffrante, devant être libérée d'un traumatisme, etc. bref sans inclusion/adoption du point de vue de la normalité (que le héros se révèle au final plus malin que celle-ci, en choisissant de rester dans son monde, n'a au fond pas grand intérêt, ne change pas grand chose. On pourrait même dire qu'elle aggrave la situation: Caprio est bien «guéri»!). Mais je vois que je viens de manquer à ma parole. On ne m'y reprendra pas! |
4 étoiles pour la 1ère partie, zéro pour la 2ème, donc 2 de moyenne.... lolo a parfaitement résumé mon sentiment en parlant de Penderecki sa musique du Manuscrit trouvé à Saragosse vient d'être rééditée en cd musique certes très différente de sa symphonie utilisée dans Shutter Island... |
... d'une certaine manière, ce que tu demandes, Lolo, c'est ce qu'a fait Cronenberg dans "Spider", non? En effet, le vrai problème du film, c'est le "retour à la réalité". J'y reviens de suite. Je partage le sentiment général. Le film est magnifique dans ses séquences oniriques, que ce soit les remémorations du trauma initial de la découverte de Dachau ou, bien évidemment, les séquences de cauchemar ou d'hallucinations, avec cette phrase "you're all wet", qui devient proprement glaçante, à force d'être répétée et de circuler de bouche en bouche. La musique – géniale – apporte son lot d'émotions fortes. A côté de Penderecki, j'ai été agréablement surpris de retrouver (à deux reprises, je crois) Max Richter, avec un petit thème plus romantico-nostalgique (tiré de son "Blue notebook", si je ne m'abuse). Le film est en revanche nettement plus plat lorsqu'il nous promène dans "l'enquête"... Toutefois, rétroactivement, cette platitude gagne un sens nouveau dès lors que l'on "sait", puisque la trame à suspense devient une comédie factice, un leurre jeté devant Daniels/Laeddis... et devant le spectateur. Et c'est là que le bât blesse. Comme dans presque tous les films s'évertuant à construire une intrigue fondée (croit-on) sur le mystère et sur la conspiration et qui, in fine, se retournent en nous montrant l'envers d'un décor qui est la psyché ébranlée du personnage focal principal (le héros), le soufflé retombe complètement. Et étrangement, alors qu'à ce moment même le film clame un retour à une plus grande cohérence (face au "réel"), il perd sa cohérence interne (poétique, narrative). Autrement dit, le récit devient invraisemblable dans sa construction, dans sa motivation fondamentale même, alors qu'il met en scène une "révélation" de la vérité. Dans la dynamique du film, du récit qu'il met en place, il aurait été plus vraisemblable que Caprio trouve en effet des instruments de torture mengeléiens dans le phare (même sortis de son imagination délirante), plutôt que des pièces vides (à un moment donné, la présence du Dr Cowley derrière son bureau m'a parue si incongrue que je me suis dit qu'il faisait partie du délire... c'est comme Laeddis... le patronyme de cette figure (hi hi balafrée hi hi) est tellement bizarre que j'ai imaginé assez vite qu'il était un leurre, une projection d'un inconscient quelconque... alors que c'est en fait "Daniels" qui est le déguisement onomastique... là aussi, qqch cloche). L'explication donnée, elle, est totalement abracadabrante, déjà en termes de possibilité "historique" – vous imaginez, dans les années 1950, une institution psychiatrique prête à se livrer à un jeu de rôle "jamais tenté pour aucun patient" (Cowley dixit) dans le seul but de sauver un aliéné ultraviolent de la lobotomie?... – et ensuite en termes de vérité poétique, puisqu'on nous a raconté un récit qui n'en est pas un. Quant à la "fameuse" phrase finale, effectivement, on s'en fout un peu. Elle a néanmoins un intérêt, celle d'opposer deux quêtes et deux destinateurs: la quête de la raison, initiée et contrôlée de bout en bout par Cowley et son équipe; la quête de l'oubli, recherché par Laeddis/Daniels que ce soit dans l'alcool ou dans de solides écrans psychotiques entre lui et son remords insoutenable. Que le personnage choisisse "en pleine conscience" la lobotomie est intéressant: il valide ainsi le fait qu'aucune stratégie d'enfouissement de l'intolérable ne permet d'atteindre pleinement le repos de l'oubli. De ce fait, le tout premier cauchemar qui nous est montré est capital, car il fourmille d'indices pointant le caractère factice des discours de Laeddis/Daniels à propos de la mort de sa femme, sous forme de coprésence d'éléments pourtant contradictoires (et que seule la "logique" du rêve permet, dans un premier temps, de justifier, avant que l'on puisse trouver une autre explication à cela). Ainsi, dans le brasier de l'incendie, l'épouse reste toute trempée. De même, derrière ses poumons calcinés, le sang coule à grands flots. La réalité vient donc nous rattraper dans le rêve et frapper à la porte de la conscience, vieil axiome freudien; reste donc la chirurgie et l'amputation du siège de cette conscience, afin de retrouver la paix. Le geste du héros renvoie dès lors à certains discours tenus par d'autres aliénés, rejetant la possibilité de retourner dans la société, puisqu'il leur apparaît que celle-ci est bien plus "folle" qu'eux, et qu'elle engendre des crimes bien plus inhumains que ceux qu'ils ont pu commettre. (Entre nous soit dit, je pense qu'un psychiatre contesterait l'idée centrale du film, qui est que l'on se plonge dans la folie pour oublier un trauma en l'enfouissant sous une bonne couche de fiction. Cette vision mêle phénomènes névrotiques et psychotiques. C'est une conception plutôt romantique de la "folie" (les psychoses), qui vaut surtout pour sa dimension philosophique – cf. la nef des fous, ou le stéréotype renversant les positions entre fous et sages –, pointant les dérèglements d'un monde supposément fondé sur la raison, et aboutissant à des horreurs éthiques. Bref, c'est un peu un imaginaire adornien-horkeimeresque, plus que véritablement psychiatrique.) |
... la force de Shymalan (cf. 1er post de Lolo), en tout cas dans "The Sixth Sense", c'est de ne pas nous dire: "Coucou, tout ça n'existe pas! Je vous ai bien eu-euh!" Il a la bonté et la beauté de croire et de faire croire jusqu'au bout à l'irréel, et le twist de ce film-là concerne un personnage focal qui n'avait pas conscience qu'il prenait part à cette "irréalité"-là (un peu comme dans "The Others"). C'est quand même autre chose que le dévoilement final de "Shutter Island" (ou, encore plus à la con, dans un film comme "Stay"). |
Quand ce qui est sensé être la réalité s'avère 40 fois plus abracadabrant que ce qu'est sensé être le délire fantasmatique, il y a un très gros problème. En plus, si la musique est en effet assez assez classe, le film-making est passablement poussif et gorgé d'effets éculés et/ou cheapos (je m'exuse mais les séquences oniriques sont toutes droites sorties de 1408!), voir même carrément gênants quand il nous chorégraphie en travelling l'exécution de gardes à Dachau. Et non: "C'était tout pourri parce que c'était pour de faux!" n'est pas un excuse valable. Une étoile pour le cast. |
Pas vu "1408". |
Elles n'étaient pas si mal ces séquences d'effets spéciaux dans «1408» (pour info, il s'agissait des apparitions de résidus ectoplasmiques en provenance d'autres couches temporelles, tout cela dans une chambre d'hôtel hantée)… mais elles ne pouvaient sauver le film d'un patent échec narratif et poétique… Ici, ce même type d'images prend un autre sens, une autre fonction. D'ailleurs, c'est moins la maestria technique du «rendu» que ce qu'évoquent ces passages (trauma de l'Holocauste, de la perte de l'épouse…) qui est au fond la source profonde de l'émotion, non? Filmmaking «poussif»? Je suis sûr de pouvoir trouver plusieurs passages de variations d'angles/jeux de points de vue/mouvements d'appareils qui… trouent le cul par leur originalité! |
J'ai dû les rater, noyées qu'elles étaient dans la masse des surexpositions, des jump-cuts, des répétitions de plans et des marches arrières. Genre Lynch, 20 ans après, mais sans le souffle, sans la tension. Il n'y a qu'un seul plan qui m'a saisi par sa beauté, c'est les gardes de Dachau qui sortent de la brume. |